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Cinéma
La critique de Jean-Louis Requena
La critique de Jean-Louis Requena
© DR - « Les Filles du Docteur March » de Greta Gerwing

| Jean-Louis Requena 845 mots

La critique de Jean-Louis Requena

« Les Filles du Docteur March » - Film américain de Greta Gerwing – 135’

New-York City, 1868. Une jeune femme décidée, Joséphine March (Saoirse Ronan) surnommée Jo, propose à un éditeur important, Monsieur Dashwood (Tracy Letts), son manuscrit. Devant elle, il lit rapidement le texte en écartant ici et là quelques pages qui lui paraissent incongrues, voire inconvenantes. Finalement, il accepte le manuscrit sous réserve de quelques modifications à la grande joie de Jo. De surcroît, celle-ci est ravie de la somme allouée pour son travail.
Jo est la cadette des quatre filles du docteur March. Flashback : hiver 1861 à Concord, une petite bourgade de l’Etat du Massachusetts au nord-est des États-Unis. C’est la Guerre de Sécession (The Civil War - 1861/1865). Le chef de famille, Robert March (Bob Odenkirk), pasteur issu d’une riche famille WASP (White Anglo-Saxon Protestant) aujourd’hui désargentée, est parti comme aumônier dans l’Armée Unioniste (les Nordistes). La famille réunie autour de la mère, Mary March (Laura Dern) Marmee et de sa fidèle domestique Hannah (Jayne Houdyshell), est sans nouvelle de son mari. L’aînée est Margaret (Emma Watson), Meg, aimable douce et réservée. Elizabeth (Eliza Scanlen), Beth, est également une jeune fille douce et réservée, de plus une bonne pianiste. Elle est proche de son voisin James Laurence (Chris Cooper) qui possède une magnifique demeure où elle va, à son invitation jouer du piano. Amy (Florence Pugh) est la petite dernière de la fratrie, capricieuse, orgueilleuse, coquette, elle veut surpasser ses sœurs et en particulier Jo.
Autour de cette famille soudée mais quelque peu agitée en ces temps de guerre civile ou l’Etat du Massachusetts est préservé (les opérations militaires sont plus au sud), « rôdent » des jeunes hommes attirés par les quatre filles du docteur March, en particulier les deux plus âgées : Meg et Jo aux caractères si dissemblables. Meg, quelque peu conformiste, est prête à fonder une famille chrétienne avec John Brooke (James Norton), précepteur de Théodore Laurence, Laurie, petit-fils turbulent de James Laurence. A contrario, Jo refuse les avances de Laurie qu’elle éconduit malgré son insistance.
La tante Joséphine March (Meryl Streep) acerbe, acariâtre, sans enfant, veille de loin en loin sur la famille du docteur March, son neveu.
Cette sororité animée, pétrie de passions, de renoncements, de drames familiaux, s’agrège en un « roman familial » épique, sur fond dramatique, bien qu’éloigné de la terrible Guerre de Sécession…

Un féminisme actualisé et quelque peu ironique...
Pour son second long métrage après Lady Bird (2017) la réalisatrice, scénariste et à l’occasion actrice (théâtre, télévision, cinéma) Greta Gerwig (36 ans) nous propose une œuvre absolument épatante basée sur un ouvrage célèbre de la littérature américaine : « Little Women » (2 tomes - 1868/1869) de Louisa May Alcott traduit en France dès 1880 sous le titre des « Quatre Filles du Docteur March » (Éditeur Hetzel). Le dernier opus de Greta Gerwig arrive sur grand écran après pas moins de cinq adaptations de ce roman autobiographique au cinéma, dès 1918 (film muet de Harley Knoles) sans compter les téléfilms américains et… japonais. Il faut de l’opiniâtreté, du cran, une confiance en ses capacités artistiques, pour succéder aux versions de George Cukor (1933) avec Katherine Hepburn dans le rôle de Jo ou à celle de Mervyn LeRoy (1949), au technicolor flamboyant, avec June Allyson (Jo) et la jeune Élisabeth Taylor (Amy). Cependant, « in fine », la jeune réalisatrice est digne de ces grands et vénérables aînés, tant elle maîtrise de bout en bout le processus de la fabrication de son film (scénario, tournage, montage, etc.).
La structure complexe du récit, non chronologique, aux temporalités brisées, mais génératrices de sens, se déroule sans temps morts : les multiples flashbacks explicitent le comportement final de tel ou tel personnage autour de la figure pivot de Jo à la fois écrivaine en devenir et narratrice (voix off) des péripéties du groupe familial élargi (amis, rencontres amoureuses ou non). Le point de vue de Jo nous entraîne de la réalité vécue à l’autofiction de ses textes par glissements narratifs. Une même péripétie peut générer deux versions différentes : une réelle, l’autre rêvée, qui se répondent en parfaite symétrie (même cadrage, mouvement de caméra identique) mais aux couleurs contrastées : d’abord chaudes (première séquence) puis froides (seconde séquence).
C’est un « film d’époque » (milieu du XIXème siècle) ou les acteurs femmes, hommes, tous épatants, en particulier la « motrice » de l’histoire, Saoirse Ronan (Jo), portent des vêtements et non des costumes (dixit la costumière anglaise, Jacqueline Durran). Important distinguo !

Il faut souligner l’apport majeur de deux Français dans cette production américaine de prestige : Yorick Le Saux (FEMIS, promotion 1994), chef opérateur (tournage en argentique, film 35 mm), et Alexandre Desplat compositeur de musique de films aux multiples récompenses (Oscars, Césars, Grammy Awards, etc.).
Le livre de Louisa May Alcott (1832/1888) était dès sa parution en 1868 (tome 1) un ouvrage féministe conscient. Greta Gerwig en a fait une œuvre cinématographique empreinte d’un féminisme actualisé, jamais outré, quelque peu ironique, sur la place de la femme dans une société bloquée, celle du XIX ème siècle, mais avec d’évidentes résonances sur notre temps. Sa proposition est clairement post « #MeToo » mais échappe par son envergure, sa richesse, à toute simplification binaire.

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