Notre témoin a 12 ans en 1945, il aura 17 ans en 1950...
Il manque encore de tout en ces années après guerre. Après le travail le jeune adolescent enfourche son vélo avec quelques garçons de son age et en travail comme lui, pour aller jusqu'à Dancharinéa, comprenez pratiquer un peu de contrebande pour les besoins personnels et à la demande de sa mère et de ses parents. Mais pour quels produits ?
Il manquait bien des choses que l'on savait produites en Espagne et transportés selon les règles des "passeurs ou passeuses" terme utilisé pour charger le vélo d'un barricot de vin rouge ou de quelques aromes de liqueur, ou d'apéritifs vendus à Dantxarinea.
On savait que l'argent liquide faisait encore défaut, mais avec quelques francs, point de pesetas, on allait chercher la marchandise en fin de jour et parfois un peu plus tard en soirée. Pesetas et francs ne faisaient la différence, sinon le prix des marchandises selon les deux versants du point de frontière.
On imagine que les assurances pour la circulation n'existaient pas encore, les accidents de travail, notre témoin en eut quatre étaient bien souvent portés par le blessé et les dommages civils causés payés à l'amiable, si possible sur le moment. Un autre temps !
Mais en cet univers embryonnaire du tout vélo et sans distinction, les gens se voyaient, se parlaient et se rencontraient. Le destin de chacun était bien celui de ses voisins. Point de différence notable entre les gens et le monde des artisans et manuels, agriculteurs ou ouvriers, métiers physiques et de l'effort.
La voiture rompit peu à peu ce réseau familier de voisinage. Le claxon remplaça les usages et prit place en salutations :
Le vélo fut un véhicule partagé par tous avec une dynamo pour pouvoir s'alimenter la nuit, et la plaque rouge derrière portant le nom du propriétaire. Une carte grise de vélo en somme ! Les gendarmes ne lésinaient pas à ces contrôles car sans plaque, le vélo pouvait être volé, et la pénalité comptée. On ne sait si le gendarme à la sortie de Bayonne ou à Sutar sanctionnait et l'infraction et le droit de propriété du cycle en mouvement ? Il fallait traverser les contrôles ou les éviter !
Le point le plus sensible des contrôles se trouvant au Boudigau - les Pastorelles, actuellement - où la maréchaussée avait ses heures et ses habitudes. Ne parlez pas de vélos volés, comme aujourd'hui de scooters, il y en aurait trop à réclamer, et à la maréchaussée trop à restituer.
Mais que trouvait-on à Dantxarinea de si précieux ? Les points de vente étaient au nombre de trois ou quatre, et des fermes aménagées avec un présentoir rudimentaire et rustique à la fois. Le vin rouge s'achetait en bombonne de 19 litres et demi, ou d'autres récipients en verre. Parmi ces produits inexistants en France à Bayonne des petites bouteilles d'alcool de 93 ou 95 degrés que l'on mélangeait à l'eau de saint Léon à Bayonne, pour obtenir une liqueur ou une boisson parfumée, goûtée comme recette d'alcool pour le commun des mortels.
Notre témoin parle de bouteille d'anis ou d'absinthe qui avec de l'eau donnait un produit de 47 degrés, dosé et en alcool et en eau. Les extraits de coca ou d'anisette, ou ces marques vieilles pour les générations d'aujourd'hui, Marie Brizard, Izarra, étaient des trésors de bienfait de voyage qui donnait un plaisir partagé en famille et avec les familiers.
Mais comment faire pour cacher aux douaniers ces fioles de concentré d'alccol interdites mais précieusement rapportées de leur périple à Ainhoa ? Certains sujets astucieux avaient pour l'époque bricolé des sièges ou des barres du cycle avec la possibilité d'y glisser ces fioles mliniatures et indispensables pour la confection des boissons alcoolisées.
A la demande réitérée de comprendre pourquoi les plus jeunes, le travail fini, enfourchaient le vélo pour ce voyage lunaire drôle pour nous, risqué pour eux ? La réponse revient sans cesse. Jusqu'après les années 50, ces produits, absents des comptoirs de chez nous, n'étaient fabriqués qu'en Espagne. Refaire les stocks, fabriquer, commercialiser prit du temps et des années. Les vignes manquaient, les usines n'avaient plus fonctionné, les métiers s'étaient perdus pendant ces années de guerre !
Parmi les articles féminins, mon témoin rapporte les tissus pour faire des robes pour sa mère, des "bas de verre", des chaussures et des vestes ou habillement dont le pantalon qui doublait par dessus celui porté à même le corps, fabriqué en Espagne et très répandu en France, le "made in Spain" de ce temps.
Comment dissimuler les tissus ? Le cycliste avoua que dans son thorax, il utilisait ce tissu enroulant son corps pour ne pas éveiller le soupçon des douaniers. Les quantités "importées" dans ces conditions ne pouvaient être importantes mais la multiplication des voyages assuraient le compte.
A cet époque, le peu d'argent en circulation, les quantités des boissons autorisées - essentiellement le vin et les spiritueux - représentaient à ces débuts les principaux articles de contrebande. Mais elle était nécessaire, dira le témoin. Elle permettait à certains et certaines femmes connues comme "passeuses " d'arrondir leur fin de mois ou de vivre et d'élever leur famille. Le métier était en effet double, celui des hommes mais aussi celui des femmes, plus caché mais réel.
On trouvait encore des sardines et du poisson, dont la morue et le thon d'Espagne, toujours en pénurie en France.
N'oubliant pas les vestes et gabardines en cuir prisées par les hommes et les dames et les chaussures. Acheter ces chaussures faites main à Dancharia était un luxe dont ne pouvaient se priver ces bayonnais juchés sur leur vélo et les chaussures dans la musette !
Mon bayonnais se souvient du réseau actif des jeunes pratiquant de la contrebande dans certains villages frontaliers, Ainhoa, Espelette, Sare, et Saint-Pée-sur-Nivelle. Il ne disait pas son nom, des échanges ou des trocs, ou mieux, "zerbitzuak", à grande échelle un jour et continu par la suite.
Le privilège d'être proche de Dantxarinea ou Sare rendait ce rendez-vous cordial et convivial. On y achetait du chocolat Elorriaga qui a changé de sens depuis, le vocable n'étant pas confectionné des mêmes ingrédients !
Alcool, vêtement, chaussures, et articles féminins ne figuraient pas encore et d'autres commerces ultérieurs qui vinrent par la suite. Animaux, vaches, chevaux, brebis et trafic illicites de stupéfiants et d'armes, d'argent en des années tendues du passé. Mais en ces années après la guerre, la privation des cinq années, l'interdiction de sillonner la route en terre battue conduisant d'Ainhoa à Dantxarinea, surveillée et par la France et l'Espagne dès les années 36 avait coupé les liens naturels de population par les voies normales. Il en existait d'autre mais pas par les ventas ou fermes du lieu, encore aux prémisses de leurs échanges et bien surveillées.
Les achats se faisant des français en Espagne, et point des espagnols venant ici en France, le temps corrigea les coutumes et les intérêts. Un célèbre contrebandier d'époque connu de tous connaissait la fouille systématique et les délations des muchachos de ces échanges entre amis. Point d'argent sonnant chez cet homme ni ses affiliés. Granges, greniers, literie et les caves controlées, les controleurs ne trouvaient pas. Mais un jour fatidique pour cet homme, les douaniers obtinrent un détecteur de métaux et de pièces de monnaie qui lui fut fatal. Côté jardin sous le pommier, ou le poirier, chez lui comme dans le jardin de la tentation l'appareil cliqua sur un sol recouvert de végétation, il y avait des sons étranges, l'argent se faisait entendre. Et l'histoire dit que le douanier découvrit un trésor de pièces d'or de facture notable et qui fut confisqué par le fisc, mais s'il coûta quelques désagréments au particulier M D... ne le découragea de continuer avec d'autres moyens ce jeu de chat et de la souris qui faisait le charme de cette jeunesse en manque de liberté.
La contrebande marquait au-delà de la frontière jusqu'à Bayonne et les Landes. Certains allant chercher le vin dans le département landais voisin, à Labatut, sans autorisation mais une pratique contrôlée par les douanes, car certains aventuriers du lieu décidèrent d'ouvrir cette voie en utilisant le train, mais gare au contrôleur, le vin ne passa inaperçu longtemps, il fallut changer la méthode et les dispositions.
Un autre souvenir a marqué Marracq où Mr de Barbeyrac, Directeur régional des douanes, prompt à assurer ses fonctions, vit sa villa en face de l'Hôpital avec un troupeau de brebis lâchées au milieu des rosiers par un contrebandier mécontent d'avoir été mis à l'amende. Mais comme en toutes ces histoires, des honorables hommes de loi exerçant au tribunal de Bayonne accordèrent la sanction et le consentement. Le troupeau retrouva son propriétaire, ou pour le moins un havre plus familier que le jardin de Marracq, pour obtenir la liberté !
La contrebande ne quitta pas Dantxarinea avec ces années 50. Sans pépites de cacao, point de chocolat à Bayonne. On semble oublier que par manque d'approvisionnement, les commerces et les usines mirent du temps pour retrouver leur régime de croisière. On dit à Bayonne que lors du mois de la foire annuelle, des femmes audacieuses avaient pris l'habitude de recruter des "relayeuses" ou "passeuses" qui servaient - avec une commission - pour ravitailler Bayonne principalement de vin, de quelques bouteilles de Pernod espagnol et des célèbres apéritifs, Moscatel et autres boissons de consommation courante à cette époque. Les temps ont changé depuis ces coutumes; mais non point les habitudes.