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Spiritualité
Vers St-Jacques de Compostelle (suite) : "À Valentin", par Éric Trélut
Vers St-Jacques de Compostelle (suite) : "À Valentin", par Éric Trélut

| Éric Trélut 1085 mots

Vers St-Jacques de Compostelle (suite) : "À Valentin", par Éric Trélut

- À vous,
depuis la rive où l’on regarde le monde s’éteindre,
et s’ouvrir.

« Emplissez-vous de cette certitude : tout ce qui existe,
tout, est comme un chant endormi et n’attend que le
passage d’un regard assez pur pour se ranimer. »
Joë Bousquet, Lettres à une jeune fille.

Ce que l'on porte sans le savoir

« Cette lumière qui n'est pas faite pour les yeux du corps.    
Une lumière non pas pour être vue mais pour être bue,     
pour que l'âme vivante y boive, toute âme à l'heure de son repos     
pour qu'elle baigne et boive. »     
P. Claudel. 

La lumière en Aubrac, ce jour-là, n’était pas celle qu’on voit (photo de couverture).

Il est une lumière qui n’est pas faite pour les yeux. Celle qui est un « rire du ciel » (Quit Sit Lumen – Marsile Ficin). Elle ne brille pas, mais réchauffe ce qui vit en nous. Une lumière douce, comme un murmure de feuille, qui chante l’envers des choses. Elle n’éclaire pas ce qu’on touche, mais ce qu’on porte, là, lovée dans la poche secrète du cœur. 

Et moi, j’étais encore trop chargé. Je portais encore mes craintes et mes rechanges, mon confort déguisé en prudence. Je portais mon vieux monde, ficelé dans mon sac comme on noue un passé. 

Je portais tous ces souvenirs trop noirs comme du pain pesé au creux de ma faim et que je ne peux manger …

Ceux qui nous mettent littéralement à terre.

Moi qui aurais pu marcher si bien en espadrille. Je portais ce poids du sac que l’on sent sur ses épaules, sur son dos et jusque dans ses pieds à creuser des rigoles.

L’âme ne sait pas qu’elle attend. Et pourtant, tout en elle guette. La joie va venir, brutale et belle, comme une blessure : celle qui fend l’aride désert d’une vie trop droite, trop sèche, pour faire surgir un visage — venu sans prévenir, comme un souffle dans le jardin clos.

Valentin ou la grâce du peu

« La lumière est descendue du ciel, s’est transformée en Ange,
et après avoir traversé́ les formes animales, elle est devenue humaine. »
A. Steffen.

C’est alors que je le vis. À l’heure du dîner — si l’on peut appeler ainsi cette heure nue, cette heure fermée, cette heure sans feu. Je le vis venir.

2 En Chemin après Saint Alban.jpg
En Chemin après Saint Alban ©
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Valentin. Un prénom de saint, comme un saint de veille. Un saint de passage. Et dans ses yeux, il y avait ce qu’il reste d’un jeune homme à qui l’on a beaucoup dit, et qui soudain ne sait plus pourquoi on lui a tant parlé.

Il avait marché quarante kilomètres. Ou plus. Après une nuit auprès d’un feu de bois, pas très loin du Sauvage.

Et son sac… oh ! son sac ! On aurait dit qu’il contenait seulement l’air du matin.

Une main suffisait. Une seule main ! Pour le soulever. Et moi, j’étais là, englué dans mes poids et mes raisons.

Il m’a parlé — comme on parle non de soi, mais de Celui qui a passé, comme un vent, dans la maison vide. Il m’a dit :

« J’ai fait l’école. J’ai fait le programme. J’ai pris le train. Jusqu’au bout. Mais voilà, le train est arrivé. Je suis ingénieur. Et, je ne savais pas où j’étais. Alors j’ai pris un autre train. Celui du Chemin. Avec un chapelet dans la poche. Et quelques semaines à perdre.

Ou à gagner. »

Valentin marchait pour que le sens le prenne par l’épaule, en douce, un matin. Il avait remis ses journées à la volonté du Ciel. Or, ce soir-là, c’était un dimanche de février. Tout était fermé. Même les boulangeries. Tout, sauf un distributeur automatique — posé là comme un ange maladroit. Il offrait, sans bruit, des barquettes. Cassoulet. Aligot.

Et ce fut notre pain.

Et ce fut un repas d’Évangile. 

Nous avons mangé, face à face, à la lueur de notre fatigue. Nous avons partagé ce peu avec la ferveur des veilleurs. Nous n’avons pas dit grand-chose. Je crois. Mais nous avons su que nous étions, ce soir-là, attablés au seuil d’un mystère.

Je vous l’avoue. Quelques jours plus tard, je suis allé à la poste. J’ai expédié cinq kilos — cinq kilos de silence et de renoncements. Cinq kilos. Ne restaient que deux vêtements : un pour la veille, un pour le sommeil, et cette fièvre simple, droite, irrépressible : celle de marcher ... jusqu’au bout du monde.

3. Fisterra ou le bord du monde

Il faut que tu partes avec rien si tu veux recevoir tout.

Je croyais avoir fini. Compostelle gisait derrière moi comme une page tournée. Il me restait à penser au retour, à m’arracher doucement du silence. Et pourtant… quelque chose en moi voulait encore aller plus loin — non pour atteindre la fin, mais pour toucher le bord. Ce bord où la terre s’ouvre dans l’eau, où tout s’effondre dans la lumière salée. Fisterra. Le bout du monde. Finis Terrae. Le lieu où le monde cesse — et commence.

Je marchais encore, dans le silence revenu. Celui des choses rondes. Des choses finies. Et puis, à l’angle d’un jour éclatant, au plein de midi : je l’ai vu. Valentin. Vivant, simple, réel. Marchant comme on s’efface, pour rejoindre un bus, sa maison, la vie. Et moi, le cœur traversé par cette rencontre offerte, comme une dernière note juste avant le silence total

Valentin n’avait toujours pas décidé ce qu’il ferait "après". Mais ce n’était plus un problème. Il avait marché. Il avait prié. Il était là. Et moi aussi.

Nous avons regardé le soleil s’abîmer dans l’océan — lentement, comme on referme une main sur un secret. Et dans cette mort de lumière, il y avait une promesse : tout ce qui s’est donné ne s’efface pas. Même un compagnon de nuit, même un plat tiède sorti d’un distributeur. Tout ce qui fut partagé avec amour est déjà, mystérieusement, sauvé.

3 Au soleil couchant, à Fisterra.jpg
Au soleil couchant, à Fisterra ©
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Le promontoire ! Lui seul contraint le pèlerin au retour. « Restait un paysage : la mer à la fin de la terre. Vision immémoriale. Des regards l’avaient contemplée il y a trois mille ans. (1) » 

Car rien de vrai ne chute dans l’oubli,

Tout ce qu’on aime est gardé dans l’Esprit.

Et l’offrande offerte sans même un détour

Germe en silence au matin du grand Jour.

Nous sommes rentrés. « Avec les fées » (Sylvain Tesson,

Eric Trélut, Gabat

PS : Aujourd’hui Valentin (@valentingoze) vit à Marseille. Milesker, Valentin !

https://www.ladepeche.fr/2024/03/12/parti-seul-et-sur-un-coup-de-tete-sur-le-chemin-de-saint-jacques-11819946.php

(1) Sylvain Tesson, Avec les fées, Des Équateurs, 2024.

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