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Cinéma
Ouistreham (107’) - Film français d’Emmanuel Carrère
Ouistreham (107’) - Film français d’Emmanuel Carrère

| Jean-Louis Requena 831 mots

Ouistreham (107’) - Film français d’Emmanuel Carrère

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Ouistreham d’Emmanuel Carrère ouvre la Quinzaine des réalisateurs ©
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Hélène Lambert dans "Ouistreham" ©
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Bureaux de Pôle emploi dans la ville de Caen (Calvados). Marianne Winckler (Juliette Binoche) se présente pour un entretien d’évaluation. Elle a rendez-vous avec une chargée d’orientation (Aude Ruyter). Une jeune femme très excitée, Christèle (Hélène Lambert) lui brûle la politesse en apostrophant la conseillère : elle reçoit des lettres comminatoires pour des rendez-vous qu’elle ne peut honorer coincée entre son difficile travail (éloignement, horaires) et ses trois enfants à charge. Après ce violent échange, Marianne a son entretien : c’est une femme divorcée, d’une cinquantaine d’année. Elle arrive de Châteauroux où son mari qui l’a délaissée pour une autre, est propriétaire d’un garage. Elle travaillait pour lui ; un peu de comptabilité ; elle ne sait rien faire d’autre. Déconcertée par un curriculum vitae indigent, la conseillère de Pôle emploi lui recommande un stage de femme de ménage.

Durant le stage, Marianne rencontre d’autres femmes dont les situations sont également précaires. Elle sympathise avec l’une d’entre elles. Toute deux sont embauchées dans un camping d’où elles sont rapidement renvoyées pour incompétence : trop lentes pour nettoyer les bungalows … manque de rendement.

Marianne, le soir, rejoint sa chambre d’hôtel où elle rédige des textes sur son ordinateur : en fait, en qualité d’écrivain, elle enquête en immersion dans le milieu des femmes de ménages travaillant pour des sociétés de nettoyage qui opèrent sur des ferries faisant la navette entre Ouistreham, port près de Caen, et Portsmouth en Angleterre. Elle réussit à intégrer une brigade de choc pilotée par Nadège (Evelyne Porée) une robuste femme au franc-parler. Le ferry ne reste qu’une heure et demie à quai : durant ce laps de temps chaque cabine doit être nettoyée méthodiquement. Les cadences sont infernales !

Dans la même équipe d’intervention, Marianne retrouve l’énergique Christèle avec qui elle s’entend bien tout en craignant que celle-ci intuitive, intelligente, ne découvre l’imposture … Au fils des déplacements dans une antique voiture que Marianne a récupérée, des liens se nouent.

En février 2010 paraissait en librairie Le Quai de Ouistreham aux éditions de l’Olivier, un récit écrit par la journaliste Florence Aubenas. L’ouvrage promu par les médias (télévisions, radios, presse) rencontra rapidement un grand succès : 130.000 exemplaires furent vendus en quelques semaines. Florence Aubenas (48 ans à l’époque) avait durant 6 mois, en 2009, fait une enquête en immersion dans le milieu des femmes de ménages qui travaillent sur les ferrys de la côte normande naviguant entre la France et l’Angleterre. Elle a suivi le cursus d’une demandeuse d’emploi sans aucune qualification en altérant, un peu, son allure (habillement, chevelure). Ainsi, presque sans apprêts, mentant sur son passé, elle a pu côtoyer les « invisibles » dans le but de les rendre visibles.

Le succès de son livre couronné de plusieurs prix (Prix Joseph Kessel du festival Étonnants Voyageurs à Saint-Malo) a attiré l’attention des producteurs de cinéma. Florence Aubenas a rejeté durant près de dix ans toute proposition jusqu'à ce que l’actrice Juliette Binoche, tenace, finisse par la convaincre de lui céder les droits de son livre qui sera, en définitive, adaptaté pour l’écran par l’écrivain Emmanuel Carrère et Hélène Devynck, sa compagne.

Emmanuel Carrère (64 ans) est un important écrivain reconnu pour ses romans et surtout, dans la seconde partie de son œuvre, pour ses récits : L’adversaire (2000) sur l’affaire Jean-Claude Romand ; D’autres vies que la mienne (2009) récits croisés sur le deuil, le handicap, le surendettement ; Yoga (2020) sur ses troubles affectifs nourrissant des conduites suicidaires. Durant ces vingt dernières années Emmanuel Carrère a construit une œuvre détonante ou sa personnalité, pour le moins complexe, intervient directement dans le cours de ses récits. Il admet volontiers « qu’il en fait des caisses ». Il élabore des textes articulés ou il s’immisce. C’est aussi un cinéaste qui a réalisé deux longs métrages : Retour à Kotelnich (2003) un documentaire sur la Russie, et La Moustache (2005) une fiction issue de son roman La Moustache (1986). Ouistreham est donc son troisième opus cinématographique.

Emmanuel Carrère a repris le récit du livre en le « fictionnant » afin de fabriquer un objet cinématographique autour du personnage pivot Marianne Winckler/Juliette Binoche. Le résultat est étonnant et fonctionne très bien car l’actrice professionnelle, moteur de l’histoire de ces femmes invisibles, est entourée de non professionnelles jouant leurs propres rôles avec une sincérité confondante : c’est le résultat d’un long apprentissage (lectures, improvisations, etc.) pour rester naturel, ne pas sur jouer devant la caméra. Christèle (Hélène Lambert), une découverte, tient la dragée haute face à Marianne/Juliette, mais aussi d’autres femmes décidées qui les côtoient, néanmoins moins présentes sur l’écran : Marilou (Léa Carne), Justine (Emily Madeleine), Michèle (Patricia Prieu) et Nadège (Evelyne Porée) la cheffe de brigade énergique.

Ouistreham est en définitive un ovni cinématographique attachant : une œuvre au mitan du documentaire et de la fiction, un film hybride, ambigu, qui nous propose un discours empathique (voix off de Juliette Binoche), mais dénué de sentimentalisme, sur les humiliées, les oubliées de notre société prospère dont elles sont les soutiers.

Ouistreham a été présenté au Festival de Cannes 2021 en ouverture de la Quinzaine des réalisateurs.

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