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Histoire
Jean-Baptiste Gérard, député bayonnais de Saint-Domingue et défenseur des hommes de couleur
Jean-Baptiste Gérard, député bayonnais de Saint-Domingue et défenseur des hommes de couleur

| Jacques de Cauna 1553 mots

Jean-Baptiste Gérard, député bayonnais de Saint-Domingue et défenseur des hommes de couleur

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Hommes de Couleur, Députés des Colonies ©
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Dans ce vaste champ d'intérêts qu'était la colonie, les colons n'ont pas toujours laissé une renommée très reluisante sur le plan de la moralité. Jean-Baptiste Gérard, propriétaire d'une grande sucrerie au Fond-de-l'Isle-à-Vaches dans la plaine des Cayes ou Plaine-à-Jacob est l'un des rares à trouver grâce aux yeux de la postérité(*).

Né à Bayonne en 1735, il était le sixième enfant d'Elisabeth, ou Isabeau, d'Etcheverry, fille de Jacques et Marie Dospital, et de Bernard Gérard, maître écrivain, syndic de la corporation, issu d'une famille vraisemblablement flamande présente dans la ville gasconne depuis 1588, qui tenait école dans une de ces ruelles populeuses et affairées remontant du port où se côtoyaient tous les métiers liés à l'activité maritime, des simples tilholiers (de bateaux fluviaux) aux négociants et capitaines en passant par les charpentiers de marine ou les rouleurs de barriques. Un quartier où soufflait assurément ce « vent du large » (**) qui amène très tôt, en 1756, le jeune Jean-Baptiste, cadet à peine âgé de 21 ans, à s'expatrier pour chercher fortune « aux Amériques », c’est-à-dire huit fois sur dix dans la grande île de Saint-Domingue, la reine des Antilles. Comme bon nombre de ses compatriotes gascons, il pratique la course à la dot et y épouse une riche créole, Anne-Marie Mayère, née en 1755 aux Cayes, veuve du notaire Pierre Le Goût, grand propriétaire.

Lorsqu'on le retrouve en 1763 procureur des habitations Lameth et Picot au Fond-de-l'Isle-à-Vaches, il s'est déjà initié depuis plusieurs années à la régie de biens d'absents sous la conduite d'un de ses frères, l’aîné, Salvat, qui l'avait précédé dans la colonie et dont il suivra la carrière : d'abord régisseur de plantations puis officier royal (l'aîné, notaire royal au Cap, le cadet aux Cayes après avoir été greffier au Fort-Dauphin) et enfin propriétaire habitant (l'aîné à Cavaillon, paroisse contiguë des Cayes, le cadet à la Plaine-à-Jacob). On s'enrichissait très vite, et souvent malhonnêtement, dans ces fonctions, que ce soit les gérances ou la judicature, à condition de pouvoir y accéder, c'est-à-dire de bénéficier au départ de solides recommandations et d'un bon réseau relationnel, ce qui ne manquera jamais aux Gérard dans le petit monde bayonnais du Sud de Saint-Domingue. C'est par le chevalier de Picot, avec qui il voyage de Bayonne en 1765 sur La Marianne, capitaine Jaulerry, que J.-B. Gérard connut les Lameth, ses alliés par sa fille, ainsi que le financier béarnais Laborde, le fameux « banquier de la Cour », également grand propriétaire sucrier absentéiste de la plaine des Cayes, dite du Fond de l’Île-à-Vaches, dont il avait la procuration, et le Comte de Mercy-Argenteau qui lui confia, lui aussi, la gestion de ses biens de Torbeck, autre paroisse contiguë de la plaine.

Mais, en plus de son dynamisme naturel, le fils du maître d'école de Bayonne se distinguait par d'autres qualités, au premier rang desquelles une belle instruction qui tranchait sur la majorité de ses semblables et relevait encore une intelligence peu commune.

En 1784, à l'approche de la cinquantaine, Jean-Baptiste Gérard estime qu'il est temps d'effectuer un premier retour à Bayonne, ne serait-ce que pour y retrouver sa mère qui y vit encore quatorze ans après le décès de son père. L'inventaire de ses biens qu'il fait établir à cette occasion nous le montre maintenant sur le pied de traiter de pair avec ses anciens protecteurs après une trentaine d'année de séjour dans la colonie. Il est, en effet, propriétaire d'une grande sucrerie, à trois lieues de la ville, estimée près d'un million de livres tournois,qui fait de lui l'un de ces Grands- Blancs au statut si envié. Mais surtout sa réputation dépasse le cadre étroit de son quartier puisque quelques années plus tard, en 1788 lors des premiers mouvements autonomistes des colons, toute la partie du Sud s'accordera spontanément sur son nom pour l'élire député auprès de la Constituante.

Il était de notoriété publique, en effet, que Gérard avait constitué sa fortune avec la plus rare honnêteté et tous s'accordait à voir en lui le modèle du notable éclairé et sensible du 18e siècle finissant, un authentique disciple de Jean-Jacques Rousseau et de la philosophie des Lumières. Il fait partie de ceux qui ont compris qu'humanité et intérêt bien compris peuvent faire bon ménage comme en témoigne son souci constant dans sa correspondance du « bien être de [ses] nègres ». Son atelier est bien traité, correctement nourri et soigné. La petite habitation du Parc est entièrement consacrée aux vivres, principalement 10 000 touffes de bananiers, qui viennent s'ajouter aux produits des petits jardins concédés à chaque esclave et aux « rafraîchissements » en farine, sel, morue, fournis par contrat par la maison bordelaise Aubert, des Cayes. Un chirurgien est attaché à l'hôpital de l'habitation, on pratique l'inoculation contre la petite vérole et les femmes enceintes sont dispensées de travail dans les derniers mois précédant l'accouchement, lequel est surveillé par une sage-femme rémunérée. Autre signe qui ne trompe pas : son homme de confiance lorsqu'il s'absente, celui qu'il appelle son « fidèle serviteur et ami de trente ans » et à qui il confie le soin d'entretenir et d'aérer sa maison et ses livres, de garder les clés de son cabinet, n'est autre qu'un nègre de l'habitation nommé Gérôme. Il insiste, par ailleurs, dans ses instructions particulières à son procureur Le Goût, sur la nécessité de veiller en son absence au « bien être des nègres ».

Embarqué le 5 mai 1789 sur le Tancrède, on le retrouve en juillet 1789 à Versailles, où il dépose le 7 le procès-verbal de son élection comme l'un des six membres admis de la députation dominguoise aux Etats-Généraux où il défendra avec acharnement l'idée d'une conciliation avec les affranchis qu'il considère avec une admirable justesse de vue comme la clé de voûte de l'édifice colonial et pour lesquels il réclame vigoureusement l'égalité des droits. Il est alors, note un observateur, le « seul des députés de Saint-Domingue dans les bons principes » et l'acceptation de ses propositions lors de son brillant discours de la séance du 3 décembre 1789 va immanquablement conduire à une rupture avec ses collègues et l'ensemble du milieu colonial arc-bouté sur ses privilèges.

Sa mission accomplie, inquiet sur la situation dominguoise et malgré les recommandations de ses amis qui lui conseillent de vendre tant qu'il est encore temps, il ne peut se résoudre à abandonner sa « seconde patrie », dans laquelle il espère encore jouer un rôle de conciliateur, et s'embarque donc à nouveau sur le Tancrède le 31 décembre 1792 pour regagner ses terres antillaises. Il n'y trouvera que les dissensions, les troubles ininterrompus qui marquent cette période et finalement la ruine complète avec la désertion de l'atelier au moment de l'arrivée de l'expédition Leclerc. En novembre 1803, il lui faut se résoudre à vendre son habitation au sixième de sa valeur (qu'il ne touchera d'ailleurs jamais) et même, devant le danger de plus en plus pressant, à abandonner la colonie, ce qu'il fait en mars 1804, au tout dernier moment, alors que les massacres des blancs ordonnés par Dessalines ont déjà commencé, emmenant avec lui sa femme et ceux de ses enfants qui ont pu « échapper au fer des assassins ». Il se réfugie d'abord à Santiago de Cuba puis passe aux Etats-Unis où il obtient du Consul de France à New York le transport en France aux frais de l’État. Il avait déclaré s’être enfui « après avoir vu périr par le feu des brigands la moitié de sa famille et tous ses biens mis au pillage, totalement dépouillés de leurs biens et sans aucun moyen de subsistance ».

Arrivé en France, il fut d’abord hébergé par des amis à Bordeaux, puis à Paris. Après des temps difficiles, il finit par obtenir le 1er avril 1806, grâce à une recommandation auprès de l’Empereur, le poste de Receveur particulier de l’arrondissement de Dreux en Eure-et-Loir dont le maire, le général Thomas Joly, était natif de Bayonne et avait combattu das les Îles au temps de la guerre d’Indépendance américaine.

Il adoptera en 1814, peu avant sa mort le 3 juin 1815, Eugène Le Goût, fils du premier mariage de son épouse, grand-père du peintre de la Marine, Fernand-Marie-Eugène Le Goût-Gérard. Peu après, le 19 décembre 1815, à Dreux, le maire, répondant à une demande de secours de la famille, certifiait que « J.-B. Gérard, ancien membre de l'Assemblée Constituante, colon réfugié de Saint-Domingue, âgé d'environ 80 ans et très infirme des organes de l'ouïe et de la vue, ne possédait rien et était réellement dans l'indigence »
Ce qui, mieux que toute autre formulation, nous laisse apprécier l’étendue de son désintéressement.

Triste fin pour ce grand philanthrope qui n'aura sans doute jamais su que, par respect pour sa mémoire et l'action qu'il avait menée, la grand-case de son habitation, dont on peut voir aujourd'hui encore les ruines imposantes sur un petit mornet (élévation), avait été la seule à être épargnée par la furie des révoltés dans toute la plaine des Cayes.

(*) Jacques de Cauna, L’Eldorado des Aquitains. Gascons, Basques et Béarnais aux Îles d’Amérique, 17e-18e siècles, Biarritz, Atlantica, 1998. Et P. David, Un disciple de jean-Jacques Rousseau à Saint-Domingue : Jean-Baptiste Gérard, Le Temps, Port-au-Prince, 29/5/1935.

(**) Blanche Maurel, Le Vent du Large ou le destin tourmenté de Jean-Baptiste Gérard, colon de Saint-Domingue, Paris, 1952. Ead. Un député de Saint-Domingue à la Constituante. Revue d'Histoire Moderne, avril 1934. Ead. L'habitation d'un Bayonnais à Saint-Domingue (1784-1804). BSSLA Bayonne, n°16, 1935.

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