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Histoire
Au temps de Goya : des militaires hispaniques dans les troupes russes
Au temps de Goya : des militaires hispaniques dans les troupes russes
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| Alexandre de La Cerda 1387 mots

Au temps de Goya : des militaires hispaniques dans les troupes russes

L’exceptionnelle exposition des œuvres de Goya pendant sa période de peintre de la Cour madrilène au Musée Bellas Artes de Bilbao (voyez l’article d’Anne de La Cerda « Les multiples facettes de Goya, peintre de Cour ») comporte une salle consacrée aux portraits que l’illustre artiste fit de personnalités originaires des provinces basques – Goya n’était-il pas, lui-même d’origine basque par ses grands-parents guipuzcoans venus chercher du travail en Aragon ? Et parmi ces « portraits basques », on s'arrête volontiers devant celui du général José de Urrutia, peint par Goya vers 1798. Dans sa tenue militaire espagnole, cet officier à l'air sévère contemple les visiteurs de l’exposition dont certains, familiers de l’histoire russe, s’étonneront de le voir arborer sur sa poitrine la croix d'émail blanc sur le ruban bicolore orange-noir de l’ordre de Saint-Georges, encore de nos jours synonyme de bravoure sur les champs de bataille ! Comment un général espagnol avait-il obtenu l'ordre militaire russe? Un épisode important dans la vie d'Urrutia était-il donc lié à quelque page glorieuse de l'histoire militaire russe ?

José Ramón de Urrutia y las Casas (1739-1803) était né dans la maison infançonne de Zalla, près de Bilbao. Continuant la tradition familiale - son père était colonel des gardes royales wallonnes -, le jeune José embrassa également la carrière militaire. Dans les années 1770, le sous-lieutenant Urrutia, diplômé de l'Académie militaire de mathématiques et de fortification de Barcelone, est affecté au service du vice-roi de Nouvelle-Espagne (aujourd'hui le Mexique). Cartographe devenu réputé pendant ses années de service dans le Nouveau Monde, ses travaux – dont les originaux sont conservés à la bibliothèque du British Museum - avaient contribué substantiellement à la colonisation des côtes californiennes. Vers cette époque, Urrutia avait également servi dans les îles Canaries avant d’enseigner les mathématiques à l'Académie des Cadets d'Infanterie d’Avila. Il participa encore aux campagnes militaires en travaillant aux batteries d'artillerie pendant le siège de Gibraltar en 1779 et commanda en 1782 un régiment de grenadiers lors de l'expédition à Minorque (l'île appartenait alors aux Anglais).

Le 25 avril 1787, le roi Charles III d'Espagne signa l'Ordre royal qui prescrivait à un groupe d'officiers espagnols de se rendre dans plusieurs pays européens afin d'y étudier l'organisation des troupes d'ingénierie et de construction d'installations fortifiées, particulièrement en France, aux Pays-Bas, en Suède, en Prusse, en Autriche et en Russie. Le général de brigade José de Urrutia fait partie de cette équipe.

D'un point de vue professionnel, c’était l’expérience russe qui intéressait surtout les Espagnols, d’autant plus qu’en août 1787 éclatait une nouvelle guerre russo-turque, la seconde depuis le début du règne de Catherine II. Après un bref séjour à la cour de Saint-Pétersbourg, Urrutia demanda aux autorités russes de l'envoyer en tant que volontaire dans l'armée en campagne. À l'été 1788 « le général de brigade du service espagnol Urutie, volontaire avec l'armée » fut mis à la disposition des troupes russes assiégeant la forteresse turque d'Özü, mieux connue sous son nom russe d’Otchakov (au bord de la mer Noire, à proximité de l'estuaire du Dniepr) : il s’agissait de l'armée d'Ekaterinoslav, forte de 80 000 hommes, sous le commandement du maréchal prince Grégoir Potemkine-Tavrícheski (de Tauride). Meilleur courtisan que militaire accompli, ce dernier, malgré des troupes en nombre, n’agissait qu’avec une prudence jugée excessive. Le siège durait depuis cinq mois et Urrutia, avec sa riche expérience en la matière, eut fort à faire concernant cette forteresse d’Otchakov qui faisait partie des dix meilleures fortifications d'Europe grâce à son emplacement avantageux par rapport au relief local et ses plus récents équipements dus à des officiers et instructeurs français. Pour le prendre à l'assaut, les troupes russes devaient exécuter d’importants travaux de « sape », et l'expérience de l'ingénieur espagnol leur était très utile.

Face à la garnison de 20 000 Turcs enfermés dans la forteresse mais déterminés à ne pas capituler, Potemkine se résolut finalement à donner l’assaut le 6 décembre 1788, en pleine tempête de neige et par 23 degrés en-dessous de zéro de froid : parmi les premiers volontaires qui escaladèrent les fortifications ennemies, se trouvait José de Urrutia ! Au coucher du soleil, la forteresse était prise, la majorité de ses défenseurs ayant péri au combat ou faits prisonniers (4000 Turcs) par les Russes qui avaient pris 310 pièces d'artillerie et 180 drapeaux. Quant aux pertes de l'armée de Potemkine, elles se chiffraient à environ 3000 morts et blessés.

Le 14 avril 1789, l’impératrice Catherine signa l’ordre attribuant aux officiers étrangers ayant participé à l'assaut l'Ordre militaire impérial de Saint-Georges, en vertu de leur  « courage unique lors de l'assaut de la forteresse d'Otchakov ». Avec celui d’Urrutia, le document comprenait les noms de trois de ses compatriotes : le commandant Tarrancó, les capitaines Parada et Paulet (la transcription des noms espagnols dans les documents russes témoigne qu'on communiquait avec eux en français).

José de Urrutia resta encore dans l'armée de Potemkine en 1789 et 1790, en participant à la prise des forteresses turques de Bendery et Akermán. Lors d'une bataille en Bessarabie, à la tête d'un détachement de grenadiers russes, il réussit à repousser l'attaque de la cavalerie turque. En raison de ce fait, le valeureux officier basque reçut l’Epée d'or du mérite des mains du sérénissime prince de Tauride devant les troupes réunies !

Son extraordinaire talent militaire fut si apprécié du commandement russe que - comme Urrutia le confia en janvier 1791 à Oracio Borghese, alors ambassadeur d'Espagne à Berlin, Potemkine lui proposa de l’intégrer à l’armée russe au grade de général. En Russie, à cette époque, les spécialistes militaires étrangers étaient très appréciés et de nombreux officiers restaient volontiers dans ce pays, réussissant pour les plus doués d'entre eux à faire une carrière dont ils ne pouvaient même pas rêver dans leur pays d'origine. Ce fut le cas de mon propre ancêtre, Jacques de Castro de La Cerda, dont le père avait quitté l’Espagne au moment de la Guerre de Succession (en 1711), en exil sur les terres de son suzerain Habsbourg qui lui avait attribué en 1735 le comté-châtellenie de Leuze dans le Hainaut. C’est d’ailleurs par la Cour Souveraine de Hainaut, en 1750, qu’il fit établir son ascendance depuis Ferdinand de La Cerda jusqu’à son fils Jacques, lequel passa en Russie en 1761 (sans doute à cause d’un duel) où il termina une brillante carrière militaire comme gouverneur général de la garnison de Revel (l’actuelle Talinn). Dans ses mémoires, Francisco de Miranda, issu d'une famille connue de Caracas et qui accomplit une tournée en Europe, indique qu’il avait rencontré en février 1787 « ce vieux général espagnol qui ne parlait déjà plus très bien espagnol, et qui se serait rendu quarante ans auparavant en Espagne pour faire valoir ses droits », sans doute sans succès... L’empereur de Russie Paul Ier, fâché contre le roi Charles IV d’Espagne à qui il déclara la guerre fin 1798 avait même pensé détrôner le petit-fils de Philippe V pour mettre à sa place celui qui était mon ancêtre direct. Mais l’assassinat de Paul Ier contraria ce projet un peu fou, à vrai dire, et la branche dont je descends resta finalement en Russie.

Mais pour ce qui concerne José de Urrutia, il déclina l'avantageuse offre de servir dans l’armée russe, arguant « qu'il ne pouvait pas transgresser son serment d'allégeance prêté dans sa jeunesse au roi d'Espagne ». De retour dans son pays, Urrutia participa encore à des opérations militaires au Maroc ainsi qu’aux campagnes contre la France révolutionnaire. En 1795, il fut promu au grade de capitaine général et fit partie du Conseil militaire du roi. A l'initiative d'Urrutia, une réforme sérieuse des troupes d'ingénierie aboutit à la création du premier régiment de sapeurs-mineurs dans l'armée espagnole. En 1800, le roi Charles IV lui décerna la Croix du Commandeur de l'Ordre de Calatrava, décoration parmi les plus prestigieuses du pays. C’est peu de temps auparavant que Goya, peintre de la cour, avait peint le portrait du général, montré actuellement au musée Bellas Artes de Bilbao. Il est intéressant de noter qu'Urrutia avait demandé à l'artiste de le représenter uniquement avec l'Ordre de Saint-Georges sur son uniforme, bien que ce militaire émérite possédât beaucoup d'autres décorations. Un témoignage du haut degré d’estime que le général d’origine basque portait à la distinction militaire russe qui lui rappelait les trois années de son service dans les rangs d'une des meilleures armées d'Europe à l’époque.

Alexandre de La Cerda

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