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Cinéma
La critique de Jean-Louis Requena
La critique de Jean-Louis Requena
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| Jean-Louis Requena 767 mots

La critique de Jean-Louis Requena

Les Frères Sisters - Film franco-américain de Jacques Audiard – 117’

Dans une nuit noire des coups de feu éclatent autour d’une grange isolée. Ce sont les frères Sisters Eli (John C. Reilly) et Charlie (Joaquin Phoenix) qui, commandités par le Commodore, un potentat local, traquent des « desperados ». Ils les exécutent les uns après les autres avec application. La grange prend feu et les chevaux s’échappent dans la nuit noire. Les deux frères Sisters, Eli l’ainé et Charlie son cadet, sont de redoutables « gunfighters » sans état d’âme. Leur métier est de tuer tout individu désigné par le Commodore (Rutger Hauer).

Ce dernier leur donne une nouvelle mission : traquer un dangereux illuminé, Herman Kermit Warm (Riz Ahmed) qui voyage vers l’Oregon (1851 : la ruée vers l’or !) où il veut appliquer une méthode révolutionnaire pour trouver de l’or. Herman Kermit Warm est déjà chassé par un détective John Morris (Jake Gyllenhaal) gentlemen érudit, pétri de culture qui a réussi à l’arrêter avant que les frères Sisters les rejoignent. Après quelques péripéties picaresques, violentes, burlesques, un étrange quatuor va naître et peut-être prospérer entre les deux brutes et les deux intellectuels, en ce milieu du XIXème siècle, dans les contrées sauvages de l’Amérique du Nord-Ouest durant la ruée vers l’or, de l’Oregon à la Californie.

La cohabitation inattendue va générer son lot de surprises.

L’astucieux scénario de Jacques Audiard et de son coscénariste habituel Thomas Bidegain, évite avec soin les clichés classiques du genre, aujourd’hui fané, du western : l’attaque de la diligence par des indiens, les cowboys hors la loi, le shérif, la fille du saloon, etc. A partir du roman du canadien Patrick DeWitt (Actes Sud, 2012) ils ont modifié les personnages pour les rendre plus aptes au langage cinématographique. L’histoire effrayante des frères Sisters, tueurs professionnels, infantiles, humoristes par défaut, devient dans leur scénario un conte gothique plein de surprises, de têtes à queues narratives, sans que cela ne perturbe en rien notre plaisir de spectateur.

Pour son huitième long métrage en qualité de metteur en scène (il a réalisé son premier opus à l’âge de 42 ans : Regarde les Hommes tomber – 1994), Jacques Audiard a su se prémunir des erreurs à ne pas commettre dans le cadre d’une production franco-américaine : le film a été tourné avec une équipe française en Espagne (Sud et Nord : scènes d’intérieur, plaines arides) et en Roumanie (scènes de montagne). Les acteurs tous fabuleux, sont américains (à noter que John C. Reilly détenait les droits du livre de Patrick DeWitt dont est issu le scénario… français !). Loin des lieux réels de l’histoire, également pour des raisons de coûts (poids des syndicats américains dans le processus de tournage), et de décors naturels (trop de paysages déjà vus dans de très nombreux westerns), Jacques Audiard et son équipe ont su recréer un univers westernien passionnant et onirique par la grâce du jeu intense des acteurs, des décors surprenants et de la qualité bluffante de la photo (chef opérateur Benoît Debie).

Le réalisateur coscénariste a su se « sourcer » sans ostentation aux grands westerns d’Antony Mann (Les Affameurs – 1952, Je suis un Aventurier - 1954) à ceux de Clint Eastwood (Pale Rider – 1985, Impitoyable – 1992) et enfin au grand maître John Ford (La Prisonnière du Désert -1956) qu’il cite sans plagier dans une séquence astucieuse. Jacques Audiard n’est pas écrasé par ces maitres du western, genre cinématographique essentiellement américain et parfaitement codé (pas l’ombre d’une trace visuelle ou verbale d’un quelconque « western spaghetti »).

Le talent particulier de Jacques Audiard éclate, s’il en était besoin, dans son dernier opus. Il a en quelque sorte multiplié les contraintes lors du tournage en Europe avec des acteurs américains dont il ne parle pas la langue et démontre, de surcroît, sa virtuosité dans l’écriture du scénario qui ne souffre d’aucune faiblesse, malgré une structure narrative duale (les frères Sisters et les intellectuels se rejoignent tardivement dans le récit). Le résultat sur l’écran est une narration limpide et jouissive dès le premier visionnage.

A la fin de la projection du film à la 75ème Mostra de Venise (début septembre), la salle enthousiaste a longuement applaudi. Nous pensions (naïvement !) qu’il avait une grande chance d’obtenir le Lion d’Or du meilleur film. Il n’a eu que le Lion d’Argent du meilleur réalisateur. Le film ayant obtenu cette récompense (« Roma » de Alfonso Cuaron) était produit par… Netfix qui refuse le circuit des salles obscures (diffusion exclusive sur internet… comme Amazon).

C’est le combat de deux conceptions du spectacle cinématographique qui commence.

 

 

 

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