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Cinéma
La critique de Jean-Louis Requena
La critique de Jean-Louis Requena

| Jean-Louis Requena 713 mots

La critique de Jean-Louis Requena

« Mektoub, My Love : Canto Uno » - Film franco-italien d’Abdellatif Kechiche – 171’

 

Sète, été 1994. Un grand jeune homme, Amin (Shaïn Boumedine) s’approche d’une maison. Il regarde subrepticement par une petite fenêtre un couple, hors du monde, faire l’amour, submergé par des vagues de sensualité : c’est Ophélie (Ophélie Bau, vénus callipyge) et Tony (Salim Kechiouche), le cousin d’Amin. Cette scène d’ouverture est la seule ou les corps en action sont d’une nudité totale. Des corps dénudés, mais toujours partiellement (bikini oblige !), il y en aura beaucoup, au fur et à mesure de l’avancement du film : celui de deux estivantes « parisiennes », Céline (Lou Luttiau) et Charlotte (Alexia Chardard) en goguette, d’une cousine Camélia (Hafsia Herzi), et d’autre encore plus âgées : la mère d’Amin, sa tante, etc…

En vacances sur les bords de la Méditerranée, Amin a interrompu ses études de médecine à Paris et tente d’écrire un scénario. Il a l’air calme, pondéré, face au tourbillon incessant de sa famille d’origine tunisienne qui tient un restaurant particulièrement animé. Les scènes s’enchaînent dans des flots de paroles ininterrompues entre le restaurant, puis la plage ou le groupe uni/désuni se donne rendez-vous, puis dans une discothèque, en une longue scène finale, ou tous les personnages se retrouvent noyés sous les décibels et leurs propres errements amoureux.

C’est l’été, la chaleur, le marivaudage bat son plein : sex, sun and sea !

Dans ce marivaudage banal, mais étourdissant, « aggravé » en quelque sorte par une mise en scène virevoltante (caméras numériques portées à l’épaule) avec juste quelques plages de calme sur une durée de près de trois heures, le spectateur essoré, ressort de la projection avec son lot d’émotions.

Pour son sixième long métrage, Abdellatif Kechiche (57 ans), franco-tunisien après un silence de quatre ans dû, selon lui, à ses démêlés judiciaires avec un coproducteur (« La Vie d‘Adèle » - Palme d’Or au Festival de Cannes – 2013) nous épate par son parti pris affiché : enregistrer dans la fébrilité les transes de ses personnages, sans grand intérêt à part Amin, sorte de « fil rouge » scénaristique qui nous empêche de nous égarer dans un déluge de personnages prolixes : les garçons sont des bavards impénitents et pathétiques, les filles des « cagoles » peu farouches aux formes épanouies. Tout ce petit monde jacasse, s’aime, minaude dans une agitation un peu vaine. L’extraordinaire force du metteur en scène, c’est de nous y intéresser par la seule magie de la mise en scène et de ses partis pris visuels et sonores.

Pour ce long métrage, Abdellatif Kechiche tourne des scènes maintes fois répétées avec deux caméras numériques, ce qui lui permet d’obtenir un matériau quantitativement important (30 heures de rushes pour la longue séquence de la discothèque, « réduite » dans le film à 20 minutes !). Par la magie du montage, cette technique permet de dynamiser les scènes et d’offrir (pas systématiquement !) de purs moments de cinéma. Dans son dernier opus, le réalisateur a particulièrement soigné le son direct qui a ensuite été mixé au montage et rendu ainsi audible malgré la multiplicité des personnages (acteurs non professionnels !) qui s’expriment sans articuler avec un débit verbal rapide. Nonobstant toutes ces contraintes assumées, le réalisateur également coscénariste (avec Ghalia Lacroix d’après le roman de François Bégaudeau « La Blessure, la vraie ») s’en tire sans difficultés ce qui tient du prodige.

Abdellatif Kechiche, à n’en pas douter, est un cinéaste qui ne laisse pas indiffèrent, car il assume sans faillir ses choix esthétiques, ce qui est le propre d’un grand artiste, malgré les contraintes (direction d’acteurs, économiques, etc.) inhérentes au média cinéma. Nous percevons, comme chez tout créateur, une part autobiographique non négligeable, tant il est vrai que l’on fabrique des œuvres à partir de son vécu, encore faut-il avoir le talent nécessaire.

D’œuvre en œuvre, il apparaît comme le fils spirituel de grands anciens, tels Jacques Rozier pour la durée des plans, Maurice Pialat pour l’intensité de ceux-ci et Eric Rohmer pour la légèreté et l’apparente banalité du sujet. Le sixième opus d’Abdellatif Kechiche pourra, par ses partis pris, vous enchanter ou vous agacer !

Jean-Louis Requena

Légende photo : L'équipe du film« Mektoub, My Love : Canto Uno » autour du réalisateur à la Mostra de Venise

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