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Cinéma
La critique de Jean-Louis Requena
La critique de Jean-Louis Requena
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| Jean-Louis Requena 534 mots

La critique de Jean-Louis Requena

« Faute d’amour » - Film russe d’Andreï Zviaguintsev – 127’
Faute d’Amour est le cinquième film d’Andreï Zviaguintsev (53 ans). Nous ne cacherons pas notre admiration pour ce cinéaste russe qui depuis son premier long métrage Le Retour (2003 – Lion d’Or à la Mostra de Venise) ne nous a jamais déçu. Toute sa courte filmographie est à retenir : Le Bannissement (2007), Elena (2011 – Prix spécial de Jury au Festival de Cannes), Léviathan (2014 – Prix du scénario au Festival de Cannes). Chacun de ses films est une radiographie sans complaisance de la société russe, post-communiste, autour d’une famille banale qui évolue dans un monde difficile (Le Retour), rugueux (Le Bannissement), avide (Elena), voire carrément corrompu (Léviathan).
Quoi de plus banal qu’un couple qui divorce ? Entre Génia (Marianna Spivak) et Boris (Alexeï Rozine) la rupture est consommée. Chacun de son côté a contracté une nouvelle relation amoureuse : Génia avec Anton, riche propriétaire d’un somptueux appartement, Boris avec Masha, jeune femme déjà enceinte de ses œuvres. Reste, dans les affrontements violents du couple, un problème à régler : qui va prendre en charge Aliocha (Matveï Novikov) enfant de 12 ans qui semble à la dérive devant l’inintérêt de ses parents pour sa jeune personne.
Un enfant peut il vivre sans amour ? Aliocha, au prénom prédestiné (Les Frères Karamazov - Fiodor Dostoïevski !), délaissé, abattu, disparaît sur le chemin de l’école. Ses parents vaguement inquiets font appel aux autorités pour lancer les recherches. La police déclare abruptement qu’elle n’a ni le temps, ni les moyens de lancer cette opération. Selon ses dires, des enfants, des adultes, des vieillards, disparaissent chaque jour : c’est ainsi dans cette nouvelle société ! Quelquefois ils réapparaissent au bout de quelques jours, quelques semaines. Il est donc urgent d’attendre et de joindre pour patienter, quelques hôpitaux pour chercher le fugueur.
Devant l’incapacité de la police, les parents, en conflit permanent décident de s’adresser à une association bénévole pour partir à la recherche d’Aliocha. L’association conduite par un chef dévoué, charismatique, lance des opérations autour des zones d’habitations que le jeune garçon parcourait pour accéder à son école. Vont-ils retrouver l’enfant mal aimé ?
Andreï Zviaguintsev, coscénariste avec Oleg Neguine, décrit une société dure, égoïste et narcissique. Les parents veulent vivre une autre vie et Aliocha le fils mal aimé devient un être de trop, encombrant. Il est, de par son existence même, l’obstacle à un futur meilleur tel qu’ils se l’imaginent. Le cinéaste russe à l’image de son metteur en scène admiré, Ingmar Bergman (Scènes de la vie conjugale) maintient le couteau dans la plaie et nous montre ainsi, paradoxalement, par des images lisses, maitrisées (chef opérateur Mikhaïl Kritchman), le désamour, la violence de l’enfer conjugal, les « dégâts collatéraux ».
Dans l’univers de consommation qu’est devenu, semble-t-il, la société russe (séquences dans des supermarchés) l’enfant dans ce couple séparé est la « variable d’ajustement », concept cher aux technocrates de tous pays.
Pourquoi faut-il s’embarrasser ? La vie sociale est comme une ardoise magique. Un mouvement sec et tout est effacé ! Mais fort heureusement ( ?) rien ne fonctionne ainsi. L’avenir dure longtemps.
Faute d’amour a eu le Prix du Jury lors du dernier Festival de Cannes, mais de l’avis des critiques françaises et internationales, il méritait mieux.
Jean-Louis Requena
 

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Étienne.ROUSSEAU-PLOTTO | 05/10/2017 23:46

Merci pour ce beau compte-rendu. Moins fascinant peut-être que les quatre précédents, ce film à l'esthétique raffinée dénonce encore une fois une société russe gangrenée par l'égoïsme et les contradictions. La pureté de la mise en scène, d'une incroyable évidence, presque sans surprises, la violence sous-jacente, inquiétante, mettent à jour l'impureté glaciale de ces personnalités qui cherchent à séduire (ou rejette toute forme de séduction comme la grand-mère). La fatalité est une constante chez ce cinéaste tout aussi tolstoïen que dostoïevskien, qui dénonce l'Église institutionnelle et hypocrite (ici le patron ultra orthodoxe et omnipotent qui ne supporte pas le divorce chez ses employés et qui reste invisible) et qui cherche à s'élever vers un mysticisme rédempteur (les chercheurs d'enfants disparus). Aliocha, c'est l'innoncent (iourodivii, figure emblématique de la civilisation russe), le martyr (incroyable scène de cet enfant pleurant, désespéré, rejeté sans aucune raison : comment Zviaguintsev a-t-il obtenu cela ? c'est bouleversant). L'absence de la "raison" est une constante du monde slave, et l'une des causes du malheur russe. Mais bien sûr, comme dans toute la littérature russe, ce particularisme parvient à l'universel. Il faut retenir également me semble-t-il, l'influence sans cesse éclatante des œuvres de Tarkovsky, comme dans ces scènes de l'usine désaffectée qui rappellent évidemment "Stalker". Mais ici, contrairement à "Solaris", pas de retour du fils prodigue.

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