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Biarritz : plongez-vous dans la riche histoire arménienne, souvent ignorée
Biarritz : plongez-vous dans la riche histoire arménienne, souvent ignorée
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| Associaiton Agur-Arménie 1803 mots

Biarritz : plongez-vous dans la riche histoire arménienne, souvent ignorée

« Les relations franco-arméniennes à travers les siècles », tel est le thème de la conférence que donnera l’universitaire Claude Mutafian samedi 29 septembre à 15h30 à la Médiathèque de Biarritz. Ce mathématicien, docteur en Histoire et directeur de recherches est également l’auteur d’un livre remarquable sur « La saga des Arméniens de l'Ararat aux Carpathes » (prix de vente public 29 €), un pan d'histoire de la diaspora arménienne très peu connu (en particulier pour les migrations Nord-occidentales, Crimée, Russie, Pologne, mais aussi Roumanie, Transylvanie, etc.), avec une richesse et une qualité iconographiques exceptionnelles, et toujours très bien écrit et documenté, avec beaucoup de cartes. « Un livre extraordinairement intéressant, de format facile à lire malgré les 440 pages, un bijou à avoir dans sa bibliothèque », commente l’association « AgurArménie » qui organise à Biarritz cette conférence sur les liens franco-arméniens : « assez sporadiques jusqu’aux Croisades, ils ont pris un essor fulgurant avec les relations entre les États « francs » du Levant et de l’Arménie cilicienne. L’intérêt de la France pour l’Arménie fut dès lors constant, comme en témoignent par exemple le mausolée du dernier Roi d'Arménie, Léon V de Lusignan, dans la Basilique de St-Denis, ou l’impressionnante palette d’arménologues français »....

La redécouverte d’une diaspora

Le 4 février 1367, le roi de Pologne Casimir le Grand publia à Lvov (actuellement Ouest de l’Ukraine) un décret officialisant la présence arménienne en Pologne. En 2017, soit 650 ans plus tard, Varsovie célébra avec faste l’anniversaire de cet événement fondateur, qui rappela de manière spectaculaire l’existence d’une diaspora arménienne jusque-là passablement oubliée, en partie parce qu’elle-même avait perdu l’usage de sa langue maternelle.

On connaît la diaspora d’Italie, lieu de naissance de l’imprimerie arménienne, celle de Crimée, patrie du peintre de marine Aïvazovsky qui fréquenta Biarritz, celle de Chypre, terreau des Lusignan, mais sait-on qu’après Venise, Rome et Constantinople, le quatrième lieu d’édition arménienne fut Lvov ? C’est là qu’en 1616 vit le jour le 19ème titre de livre jamais imprimé en arménien. Sait-on que la seule ville jamais fondée par les Arméniens en Europe se trouve en Transylvanie ? Il s’agit de l’actuelle Gherla, née vers 1700 sous le nom d’Armenopolis, en allemand Armenierstadt.

Les Arméniens en Europe carpatique

Il faut en fait distinguer, en Europe orientale, deux diasporas, qui ont suivi des trajectoires très différentes. Au sud du Danube, les Empires byzantin puis ottoman ont modelé à travers les siècles l’histoire de l’Europe balkanique, alors qu’au nord du fleuve leur influence n’a été qu’indirecte, l’empire d’Autriche et le royaume de Pologne faisant régner leurs lois.

C’est cette Europe carpatique qui constitue le cadre du présent ouvrage. Elle englobe les territoires actuels des républiques de Roumanie et de Moldavie, de l’Ukraine occidentale, de la Pologne et de la Hongrie orientales. Ce livre tente de répondre à plusieurs questions : pourquoi et quand les Arméniens sont-ils arrivés dans cette région, quels itinéraires ont-ils suivis, quelles relations ont-ils eues avec les autorités locales, quels ont été leur apport social, politique et culturel, leur degré d’intégration ?

C’est la Crimée qui constitua la plaque tournante de l’émigration arménienne en Europe carpatique. De là, à partir du XIVe siècle, le mouvement vers le nord se fit essentiellement en direction de la Galicie et de la Podolie, alors parties intégrantes du royaume de Pologne, pour descendre ensuite vers la Moldavie, vassale de ce royaume avant de passer sous suzeraineté ottomane. Dans ces régions de prédilection de la population arménienne, il y avait d’importantes concentrations dans certaines villes comme Lvov, Kaménets, Suceava, Iași, ainsi que dans la Dobroudja. Le peuplement en Valachie, au sud, fut plus tardif.

Des frontières fluctuantes

Le centre historique des Arméniens d’Europe carpatique était Lvov. De sa fondation au XIVe siècle jusqu’au partage de 1772 Lwów fut polonaise, l’Autriche l’annexa alors sous le nom de Lemberg, jusqu’à sa défaite de 1918 qui la rendit à la Pologne, mais en 1945 l’URSS victorieuse la rattacha à l’Ukraine où elle devint Lviv – ce qui explique que les festivités polonaises de 2017 se soient tenues à Varsovie alors qu’elles commémoraient un événement qui s’était passé à Lvov.

Plus généralement, les frontières présentes ne reflètent en rien l’empreinte historique et culturelle. Ainsi, l’actuelle ‘république de Moldavie’ n’est autre qu’une partie de la Bessarabie détachée de la Moldavie roumaine, comme l’ont été la Bucovine du Nord et la rive occidentale du bas Dniestr, toutes deux maintenant rattachées à l’Ukraine. Quant à la Roumanie elle-même, son existence étatique ne date que de 1859, quand la Moldavie et la Valachie, principautés vassales de l’Empire ottoman durant des siècles, se sont unies avant d’obtenir en 1881 leur reconnaissance comme royaume indépendant. Cette Roumanie n’incorpora qu’en 1918 la Transylvanie, une région qui avait appartenu durant des siècles à la sphère culturelle austro-hongroise. L’empreinte magyare y reste vive chez une bonne partie de la population, en particulièrement chez les Arméniens : ainsi, dans la cathédrale catholique arménienne de Gherla, ville pourtant roumaine depuis un siècle, la messe n’est célébrée ni en arménien, ni en roumain, mais en hongrois.

Ce n’est certes pas la première fois que le sujet de l’émigration arménienne en Europe orientale est traité, on le trouve dans les nombreux ouvrages consacrés aux communautés arméniennes à l’étranger. Le problème, c’est qu’en général ces études abordent le sujet pays par pays, c’est-à-dire en se conformant aux frontières étatiques actuelles, ce qui exclut toute vision globale : ainsi, les Arméniens de Transylvanie sont souvent évoqués dans le chapitre « Roumanie », alors qu’en réalité leur histoire est partie prenante du chapitre « Hongrie » jusqu’à la Première Guerre mondiale.

Une riche iconographie

On a cherché dans la mesure du possible à rendre visibles les faits et gestes de cette saga des Arméniens en Europe carpatique, d’abord par le biais de l’iconographie. Ainsi, tel événement important est parfois commenté en légende d’une illustration adéquate. Il s’agit souvent d’une page de manuscrit arménien : en effet, s’il convient, comme on le fait souvent, de mettre en valeur leurs légendaires enluminures et lettrines, il ne faut pas omettre d’insister sur l’importance de ces manuscrits comme sources historiques incomparables. Selon l’usage arménien, le scribe ajoutait, en général à la fin de la copie, son ‘mémorial’ ou ‘colophon’, dans lequel il se présentait lui-même avant de relater, de manière plus ou moins extensive, la situation et les événements politiques contemporains : c’était en quelque sorte du journalisme en direct. Un autre ‘réservoir’ de sources primaires est fourni par l’épigraphie.

On trouvera ainsi de nombreuses reproductions de textes manuscrits et d’inscriptions lapidaires, avec en légende les traductions des passages principaux. Qu’il comprenne ou non l’arménien, le lecteur appréciera certainement une telle présentation. Même chose pour les documents importants dans les autres langues : il est particulièrement agréable de visualiser l’original parallèlement à la transcription du texte

On a également reproduit de nombreuses œuvres d’art, tableaux, portraits, ainsi que des monuments pour lesquels on a ajouté, dans la mesure du possible, des photographies anciennes ou des gravures.

La cartographie

Tout aussi importante pour suivre la « saga » en question est la cartographie. L’ouvrage comprend plusieurs types de cartes. Il y a les cartes « politiques », qui rendent compte des fréquentes modifications de frontières en montrant la situation à telle date, en particulier à la suite d’un traité qui a entraîné des modifications. Les cartes « de situation » ont pour but de montrer la présence arménienne dans telle région, via ses implantations, ses églises, ses scriptoria, ses inscriptions. Il y a enfin les cartes « de voyage », qui donnent les itinéraires des migrations ou de certains voyageurs. Plusieurs cartes sont insérées dans le texte, mais celles susceptibles d’être fréquemment consultées sont regroupées en un « atlas ».

Le facteur religieux

La religion a toujours joué un rôle essentiel : l’orthodoxie grecque était dominante à l’est des Carpates, alors qu’en Pologne et en Autriche-Hongrie le catholicisme romain était la religion d’État. On se trouve donc à la frontière mouvante entre ces deux puissantes entités confessionnelles. N’obéissant à aucune des deux, les Arméniens, avec leur Église nationale autocéphale, dite ‘apostolique’, avaient parfois du mal à survivre. Leur histoire dans cette région est donc inséparable du facteur religieux, et la construction d’un lieu de culte propre était l’une des priorités pour toute nouvelle implantation. Dans ces conditions, l’existence d’un tel édifice, qu’il soit encore existant ou non, est un critère essentiel pour localiser les communautés arméniennes. On ne s’étonnera donc pas de trouver tant de reproductions d’églises.

La chaîne des Carpates est élevée mais pas infranchissable, et quand leur situation devenait préoccupante d’un côté les Arméniens passaient de l’autre. Ainsi, lorsqu’autour de 1670 leur situation en Moldavie se trouva menacée pour diverses raisons, ce n’est pas au nord qu’ils se réfugièrent, car dans cette région de Lvov leurs compatriotes de Pologne étaient en position défensive face aux efforts de la hiérarchie religieuse locale – qui finit d’ailleurs par obtenir leur soumission à Rome. Ils préférèrent franchir les Carpates vers la Transylvanie, où ils furent accueillis à bras ouverts par des princes protestants vassaux de la Sublime Porte. La situation se détériora peu après, lorsque la région passa sous suzeraineté autrichienne. Ils furent alors eux aussi contraints d’adopter le catholicisme, mais certains préférèrent franchir de nouveau les Carpates pour retourner en Moldavie.

Un renouveau au XXe siècle

En 1918 on entre dans une donne totalement nouvelle, avec l’annexion de la Transylvanie à la Roumanie et les changements drastiques consécutifs à la création de l’URSS et à l’instauration de régimes communistes puis post-communistes dans la région. Même si l’usage de la langue a beaucoup rétrogradé, voire pratiquement disparu, la conscience d’une arménité est toujours restée vive en Europe carpatique, et on assiste à présent à un véritable regain culturel : les Arméniens redécouvrent avec avidité leur passé. Un facteur décisif de ce renouveau a été l’émergence, au XXe siècle, d’une exceptionnelle « école arménologique carpatique », avec de brillantes personnalités comme Edmund Schütz en Hongrie, Yaroslav Dashkevych en Ukraine, Nicolae Iorga en Roumanie, ou encore Frédéric Macler en France.

L’alphabet arménien

Jusqu’au début du Ve siècle la langue arménienne ne disposait pas d’un alphabet propre. C’est vers 405 qu’un moine, Mesrop Machtots, en créa un, composé de 36 lettres. Il s’inspira pour cela de l’alphabet grec, modifia la forme des lettres en conservant leur ordre, et intercala d’autres caractères correspondant aux sons qui n’existent pas en grec.

Les deux rameaux de la langue arménienne

La langue arménienne comporte actuellement deux variantes, qui diffèrent par quelques points de syntaxe et par la prononciation de certaines consonnes. L’arménien dit oriental, actuellement utilisé en Iran et dans l’ex-URSS, en particulier en république d’Arménie, est resté essentiellement fidèle à l’arménien classique. En revanche, au Moyen Âge, dans le dernier royaume d’Arménie, en Cilicie, s’est développée la prononciation dite occidentale, formalisée plus tard à Constantinople et en usage dans l’Empire ottoman puis, depuis le génocide, dans les diasporas héritières au Proche-Orient, en Europe et en Amérique.

Association AgurArménie (agurarmenie@hotmail.fr ou twitter.com/agurarmenie)

 

 

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