0
Histoire
1784 : La franchise du port de Bayonne et l’émeute des Femmes d’Hasparren
1784 : La franchise du port de Bayonne et l’émeute des Femmes d’Hasparren
© DR

| Arnauld Batsale 2238 mots

1784 : La franchise du port de Bayonne et l’émeute des Femmes d’Hasparren

Les droits de douane entre nations, la complexité des régimes fiscaux  à l’intérieur même d’un pays, la difficulté de présenter et d’appliquer les réformes, la façon dont les media traitent l’information, les dégâts causés par les rumeurs, autant de sujets bien contemporains. Sont-ils pour autant nouveaux ? Pas si sûr, comme le montre le récit ci-dessous :

La Correspondance Littéraire Secrète est un hebdomadaire clandestin imprimé et édité en Allemagne de 1775 à 1793 par un journaliste français Louis-François Metra. Publiée à l’étranger sous la forme d’une lettre adressée à un lecteur étranger, elle échappait à la censure. Elle s’adressait surtout aux étrangers et si le nombre d’abonnés ne nous est pas connu, la souscription était à l’époque assez onéreuse. Abordant un grand nombre de sujets, littéraires, artistiques, événements divers, elle n’hésitait pas à enfreindre les règles de la censure en diffusant des nouvelles non-traitées par les autres journalistes et de ce fait connût un grand succès. Chaque numéro faisait entre 4 et 8 pages. Le Numéro 45 de la Correspondance Littéraire Secrète, daté du 3 novembre 1784, contient des informations concernant le Pays Basque. Le texte en est livré ci-dessous dans sa rédaction d’origine : 

« Correspondance Littéraire Secrète

N° 45.

       DE PARIS le 3 Novembre 1784

M.

Les mouvements qui agitent depuis quelques temps le peuple turbulent du midi de la France, ayant été mal représentés dans quelques feuilles publiques, j’ai cru, M. , que vous en recevriez avec plaisir une relation exacte.

On a vû, dans le tems, que le Port de Bayonne avoit été rendu franc pour les Etats-Unis de l’Amérique, & que cette franchise n’ayant pas contenté le Congrès (lire le Congrès des Etats Unis, instance dirigeante de la jeune nation américaine), elle fut étendue au Port de l’Orient (lire Lorient) en Bretagne.  Il convient de rappeler que ce port de Bayonne était franc autrefois, & qu’il étoit devenu l’entrepôt général du commerce entre la France et l’Espagne. Les clameurs des autres ports secondées par les besoins sans cesse renaissants de la ferme générale, firent abolir cette franchise de Bayonne et de son territoire ; & depuis lors cette ville s’étoit dépeuplée de moitié. Un mémoire lumineux et précis de M. Dupré de St Maur, Intendant de Bordeaux, avoit dénoncé cette calamité au gouvernement. Cependant les choses en étoient demeurées là, & les Espagnols profitant de notre faute, avoient appellé le commerce de Bayonne à St Sébastien, en donnant à ce port de leur domination, la franchise qu’on venoit d’ôter au nôtre. Aujourd’hui que l’intérêt des Américains a exigé qu’elle lui fut rendue, on a cru devoir assigner des limites autres que les anciennes, au territoire de Bayonne, qui devoit participer à cette franchise, & l’Intendant de cette Généralité a fixé ces limites par le cours de la Dive (lire la Nive) qui se jette dans l’Adour, de sorte que les habitans d’un côté de cette rivière sont dans la franchise, & les autres sont dehors. Ces derniers en jouissoient autrefois ; ils ont demandé d’en jouir encore ; leur demande a été rejettée ; ils ont crié, on n’en a pas tenu compte et lorsqu’on est venu publier à Aspar (lire Hasparren) le principal village de ce territoire, l’Arrêt du Conseil qui avoit fixé les nouvelles limites de la franchise, il y a eu quelque rumeur et quelque mutinerie. M. de Caupenne qui commande dans le pays de Labour, a fait marcher le régiment de Languedoc contre les mutins. Ceux-ci se sont présentés armés devant leurs troupes mais leur front de bandiere étoit formé par leurs femmes & leurs enfants qui leur servoient de retranchements, & les troupes n’ont point tiré sur le sexe et sur l’enfance. Les femmes sont à la tête des mutins et sur le compte qu’on a rendu de cette révolte au Ministère, il a été ordonné de faire passer trois régiments de plus dans ces cantons. Les dernières nouvelles qu’on en a reçu, portent que tous les esprits y sont en fermentation & l’on n’est pas sans inquiétude sur les suites de cet événement facheux….. »

Nous disposons aujourd’hui de divers documents permettant de faire une critique de ce texte qui contient à côté de vérités avérées un certain nombre d’approximations voire d’erreurs.

Le port de Bayonne, contrairement à ce qui est indiqué dans la lettre ci-dessus ne bénéficiait pas avant 1784 d’un statut de port franc (entrées et sorties de marchandises exonérées de taxes). Celui-ci était alors réservé pour des raisons historiques aux ports de Marseille et de Dunkerque. Les privilèges de la ville tenaient au Coutumat de Bayonne qui concernait également tout l’arrière-pays. Ce qui est avéré, c’est que les privilèges de Bayonne et du Pays du Labourd irritaient l’Intendant Dupré de Saint Maur ainsi que la Ferme en charge de la collecte des impôts. Ils constituaient également un frein au développement du port et de la ville notamment dans ses relations commerciales avec l’Espagne. Les Espagnols en donnant dès 1745 à Saint Sébastien et à d’autres ports espagnols de la côte un statut de franchise avaient détourné une part importante du trafic portuaire au détriment de Bayonne. Devant le déclin démographique et économique de la ville, l’obtention du statut de port franc pour Bayonne avait été demandée par ses élus dès 1774. Il avait depuis et jusqu’en 1783 fait l’objet de nombreux débats au sein même des instances représentatives de la ville (Chambre de Commerce, Conseil Municipal, Bourse) entre les partisans du maintien des privilèges existants et ceux favorables à l’octroi d’une franchise même si celle-ci ne devait pas concerner tout le Pays du Labourd. Le bourg de Saint Esprit, non compris dans ce statut devenait un point d’entrée pour les marchandises. Les partisans les plus farouches de ce statut se trouvaient parmi les familles importantes du négoce de la ville (Cabarrus, Lesseps, Poydenot) présentes souvent à la fois à la Chambre de Commerce et au Conseil Municipal. L’Intendant Dupré de Saint Maur appuya cette demande par désir de voir disparaître ces privilèges jugés par lui exorbitants et contraires à l’efficacité économique. Le souci de modernité était affiché.  

En février 1778 au début de la Guerre d’Indépendance des Etats Unis le Royaume de France signait avec les Etats unis un Traité d’Amitié et de Commerce entre la France et les Etats Unis. L’article XXX (30) de ce traité stipulait que : les sujets des Etats unis dans leur commerce avec la France se verront accorder en Europe un ou plusieurs ports francs, dans lesquels ils pourront amener et débiter toutes les denrées et marchandises provenant des treize Etats unis. Le traité de commerce avec les Etats unis se présenta comme une opportunité pour les partisans de la franchise qui demandèrent ce statut pour Bayonne et une partie du Labourd, dont les ports de Saint-Jean-de-Luz. La Fayette fut sollicité par la ville, lors de son passage en 1783, pour gagner le Roi et son gouvernement à la cause de la franchise.

Plus de six ans après la signature du Traité d’Amitié et de Commerce, le 14 mai 1784, alors que l’indépendance des Etats Unis était acquise et proclamée, un Arrêt du Conseil d’Etat du Roi de France Portant confirmation et établissements de Ports-francs dans le Royaume énonçait la liste des ports francs : le Port et la Ville haute de Dunkerque, le Port, la Ville et le Territoire de Marseille (ces territoires étaient déjà francs), le Port et la Ville de l’Orient à compter du 1er juillet (1784).

L’article III de l’Arrêt stipulait que : Le Port et la Ville de Bayonne, ceux de Saint Jean de Luz et leur Territoire jouiront à compter du 1ER septembre prochain (1784) des mêmes libertés et Franchise énoncées au précédent article (celui qui concernait Lorient) pour le Commerce étranger, tant par mer que par terre,….

Les affirmations contenues dans l’article de la Correspondance Littéraire Secrète concernant l’extension de la franchise à Lorient pour contenter un Congrès américain ne se satisfaisant pas de la seule franchise du port de Bayonne, ne correspond pas à la chronologie des faits.

La franchise de Lorient est une promesse faite par Calonne aux Etats Unis dès 1778. Or c’est le même arrêt de mai 1784 qui accorde la franchise à Bayonne et à Lorient. Lorient devient port franc, avec le soutien d’un groupe de négociants franco-américains, en récompense du rôle de son port dans la Guerre d’Indépendance. Il n’y a pas donc pas eu une antériorité de Bayonne par rapport à Lorient dans l’octroi de la franchise contrairement à ce que dit la Correspondance Littéraire Secrète.

Le 4 juillet 1784, étaient publiées les Lettres Patentes du Roi : « Portant confirmation et interprétation des Privilèges de la ville de Bayonne et de ceux du pays de Labour ; et Règlement relatif à la franchise accordée au Port de ladite Ville. ». La nouvelle franchise qui entrait en application excluait toutes les paroisses du Labourd situées entre la Nive et l’Adour ce qui entraînait des contrôles renforcés des Commis de la Ferme au passage de la Nive. L’application du statut devait à coup sûr provoquer des mécontentements dans la partie de la population du Pays de Labourd exclue de fait de cette mesure. 

Les historiens s’accordent à reconnaître que l’origine de l’émeute du 3 octobre 1784 que l’on nomme L’émeute des femmes, trouve son origine dans la rumeur qui circula à Hasparren concernant l’établissement de la gabelle en Labourd. C’est également la thèse que reprend Pierre Yturbide dans son article paru en 1908 et intitulé Une Emeute des Femmes d’Hasparren dans lequel il consacre un long développement à l’impôt sur le sel dont étaient exempts le Labourd et l’ensemble du Pays Basque.

Ces mêmes historiens insistent également sur le fait que l’introduction de la nouvelle franchise a joué un rôle dans la genèse de ces événements, créant un climat de défiance propice à la propagation de rumeurs infondées, l’établissement de la gabelle n’ayant jamais été envisagé pour le Pays Basque.

Voici la narration, faite à partir de l’article de Pierre Yturbide, que l’on peut trouver sur le site de la Paroisse « François Dardan » d’Hasparren : « C’était le 3 octobre 1784. Le bruit circule dans Hasparren que la gabelle va être établie en Labourd. On ajoutait que Mr de Néville, Intendant de Guyenne allait bientôt venir assurer par lui-même la perception du nouvel impôt. L’alarme est aussitôt donnée non seulement dans Hasparren mais encore dans les campagnes avoisinantes. Le tocsin carillonne avec violence et de tous les côtés arrivent des bandes nombreuses armées de broches, de faux, de fourches et précédées de trois ou quatre d’entre elles qui battaient furieusement le tambour. Mr de Néville arriva trois jours plus tard le 6 octobre, accompagné du Marquis de Caupenne, Lieutenant du Roi à Bayonne, à la tête de 150 grenadiers et 6 brigades de la maréchaussée. Mr de Néville et de Caupenne se placèrent devant le cimetière où la bande séditieuse se tenait pressée et entassée. Ils voulaient entrer en pourparlers mais au milieu des cris et de la cohue il leur était impossible de se faire entendre. Mr de Néville et de Caupenne et leurs officiers se retirèrent dans une maison voisine. Lancera-t-on les troupes contre ces femmes ameutées (c’était une armée de femmes en furie vociférant des menaces qui s’étaient retranchées dans le cimetière ; on remarquera au passage que la présence d’enfants n’est à aucun moment mentionnée). L’intervention du curé Haramboure qui représenta avec force aux officiers qu’il serait déshonorant pour eux de livrer bataille à des femmes évita le pire. En même temps le digne curé s’adressait à la foule et lui parlait dans sa langue, la langue du Pays Basque. Les paroles portèrent leur fruit, le tocsin s’arrêta, les cris s’arrêtèrent et la foule se dispersa. Mrs de Néville et de Caupenne rentrèrent ce même jour à Bayonne avec leurs troupes. Les craintes des gens de Hasparren redoublèrent quand ils surent que plusieurs d’entre eux venus à Bayonne pour leurs affaires avaient été arrêtés et jetés en prison. Ils surent aussi que Mr de Néville avait demandé des peines sévères contre les paroisses révoltées. Mr de Néville inonda le pays de troupes…..Mr de Néville qui n’oubliait pas que le tocsin assourdissant lui avait coupé la parole et imposé silence exigea que les cloches de l’église seraient descendues et le clocher abattu (le clocher ne sera reconstruit qu’en 1817). »

Selon Pierre Yturbide, c’est une démarche personnelle de l’abbé Haramboure auprès de L’Intendant de Néville qui évita à la population d’Hasparren des châtiments plus sévères.

Les craintes exprimées dans la Correspondance Littéraire Secrète ne se traduisirent pas vraiment dans les faits, lors de la mise en place de cette franchise. Pierre Hourmat dans son « Histoire de Bayonne » ne consacre que quelques lignes à ce qu’il appelle « quelques difficultés dans le Labourd ».

Cette franchise n’eut qu’une durée limitée. Un décret de la Convention de décembre 1794 supprima la franchise du port de Bayonne en même temps que celles des ports de Marseille et de Dunkerque. Il en avait de même 4 ans auparavant pour le port de Lorient.

Si la franchise eut des effets bénéfiques, pas véritablement en raison du développement timide du commerce avec les Etats Unis, ceux-ci profitèrent essentiellement au port et à la ville de Bayonne. Il en résulta des tensions entre celle-ci et le reste du Labourd, ainsi que des rancoeurs des habitants des ports de Saint-Jean-de-Luz et de Ciboure. Tout cela fut de nature, par la suite, à porter préjudice, à la représentation de Bayonne dans les Assemblées Nationales, lorsque celles-ci furent à constituer.

Arnaud Batsale

Répondre à () :

| | Connexion | Inscription